La génératrice
Aude Seigne
Je suis née d’une lenteur infinie. De millions d’années de mouvements intraplanétaires millimétriques. J’ai parfois subi la pression de mes ancêtres, parfois récolté à la surface les miettes d’une entité contemporaine. Je suis née de broyages et d’écoulements, de hasard et de chaos. J’ai été amalgamée, compactée.
Il m’arrive de remonter vers la lumière, de percer l’écorce, poussée par mes congénères. Je ne choisis pas vraiment, j’appartiens à une masse. Nous sommes unes et multiples, fragmentables à souhait. Il nous arrive de nous écrouler, de faire scission en un claquement de doigt. Ça pose des problèmes aux êtres qui vivent sur cette planète et qui, eux, sont organiques, périssables, non détachables. Si je me compare à eux, je suis immortelle. Je me reforme simplement à souhait.
Je rends des services aussi. On me détache, on me ramasse, on me jette, on me dépose. On a bâti des religions pour moins que ça : « Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai… » Je crois qu’elle aime bien ça, l’espèce dominante en ce moment : bâtir. Pas un jour sans qu’ils ne déclinent le mot à toutes les sauces : bâtir une ville, un empire, ensemble, des relations, des châteaux en Espagne. Mais je m’égare.
Un jour pour moi n’est rien. Mais il y a cet instant où on m’extrait de mes semblables. Nous sommes des milliers à être arrachées. Nous sommes recomposées non loin de là, taillées puis calées en strates séparées de chaux. Cela nous conforte, cela nous maintient. Ainsi alignées, nous composons une nouvelle structure qui relie les deux montagnes auxquelles nous appartenions. Ils appellent ça un viaduc, et c’est beau, à en croire leur fierté, leur réaction. C’est aussi utile. Bientôt des véhicules sur rail ou sur roues profitent de notre soutien, bientôt ces êtres humains dont l’espérance de vie est si infime peuvent voyager plus loin. Nous assistons à leurs va-et-vient, à leur rencontres. Naissent des drames et des projets, des sociétés. Bientôt la ferme familiale qui profitait des premiers rayons de l’aube et de l’ombre bénéfique de la montagne en fin de journée – j’en ai joui moi-même – n’est plus isolée. Bientôt l’enfant ira faire ses études en ville.
Je m’aperçois que mon petit déplacement, que je n’ai certes pas choisi, modifie les relations. Des nouveaux visages pénètrent la vallée, certains avec des costumes plutôt inappropriés. Les humains que je connais depuis longtemps les appellent « touristes », et sont divisés à leur sujet. D’un côté les touristes dorment à l’hôtel, mangent au restaurant et empruntent les trains, dépensant dans la région ce qu’ils nomment argent, d’un autre les touristes marchent sur mon dos, sur les sentiers et les routes, usent peu à peu ce qu’ils nomment infrastructures. La grande masse à laquelle j’appartenais peut les renouveler, les fortifier, mais nous n’avons pas le même rythme.
Au bout de quelques années – j’adopte leur division du temps – je ne peux pas m’empêcher de bouger, de m’effriter. Le vent et la pluie sont mes amants naturels, ils me façonnent avec tendresse ou violence. J’ai perdu un peu de moi-même, je me modifie, les humains me complètent ou me réparent, mais ils ne savent rien des lents processus nécessaires à ma maturation. Alors ils font comme ils peuvent – avec un cerveau qui est déjà un bel outil quand il est bien employé. Un peu de ciment par ci, une taille par là. Je vois apparaître des machines qui me découpent avec précision nouvelle, des outils qui mesurent les angles et les courbes, la déclivité, la pression, la résistance. Je me découvre avec elles et me félicite de posséder toutes ces qualités. D’autant plus qu’ils ont besoin de moi, plus solide que jamais. Le trafic s’intensifie. On ouvre une deuxième voie. Des véhicules à deux étages. Sous mes pieds, le ruisseau est plus opaque et moins poissonneux. Les berges de la rivière perdent un peu de leur herbe tendre. Forcément, avec le bruit, si j’avais leur capacité de mobilité, j’irais ailleurs.
Je vois aussi que le paysage change, et que ces changements s’accélèrent à une vitesse affolante (mais je suis mal placée pour parler de vitesse, j’ai des millions d’années, vous dis-je). Après avoir servi dans les bâtiments, les sentiers, les roues des chars, je suis remplacée. Le métal est plus malléable, le goudron plus confortable. Tous conviennent mieux à leurs besoins. Je peux encore servir sous forme de sable, mais alors ils m’amalgament avec des choses que je ne peux tolérer et c’est là que je disparais tout à fait. Jamais plus je ne serai collable, jamais plus je ne m’agglutinerai.
Avant d’en arriver là, j’assiste à l’installation de fils et de poteaux. Là au moins je suis soulagée, je ne possède pas cette légèreté et ne participerai donc pas au casting. Cela a néanmoins un impact sur moi, car bientôt les fils sont tellement nombreux qu’on me creuse pour les y cacher, épargner le paysage, que l’on croit. Ça frémit, ça n’est pas désagréable. J’ai comme l’impression, depuis l’apparition des fils, que les humains se parlent davantage, qu’ils communiquent à des distances et des vitesses supérieures. Ils communiquent sur les changements, ils communiquent sur moi, sur ce que je vaux, où me mettre, combien je pèse, combien je reste. Est-ce que je suis encore intéressante ? Tout cela devient un peu vertigineux. Je retournerais bien à la montagne, mais pas à la carrière et surtout pas au sable.
Je ne suis pas juge des comportements humains, mais je les observe depuis longtemps. Je ne partage pas leur finitude, aussi m’est-il difficile de dire comment je la vivrais. Je n’ai pas l’impression que le viaduc, les routes goudronnées, l’électricité puis internet, la moissonneuse batteuse électrique puis le smartphone, aient tant changé les choses. Ils évoquent toujours leurs relations, le travail, la santé. Et cela semble les préoccuper sur une échelle de grandeur qui serait plutôt de mon ressort que du leur.
J’ai néanmoins peur qu’ils n’aient plus besoin de moi.
Pour citer ce texte:
Aude Seigne, “La génératrice”, Literature.green, mars 2020, URL: https://www.literature.green/aude-seigne-la-generatrice/, page consultée le [date].
Pour lire l’entretien d’Aude Seigne avec Bouchra Sadqi: