LE LAURÉAT DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE 2020
L’utopie à l’épreuve de la littérature
Entretien de Vincent Villeminot avec l’équipe Literature.green autour de Nous sommes l’étincelle
Vincent Villeminot a gagné le Prix du roman d’écologie 2020 pour son roman Nous sommes l’Étincelle. Ce prix récompense « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Emmanuelle Pagano et Serge Joncour ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui chacun à leur façon font résonner notre rapport à l’environnement.
Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/
Ancien journaliste-reporter, ancien prof d’écriture, Vincent Villeminot a vécu à Paris, au Caire et dans les Alpes. Il habite désormais en Ardèche et se consacre à l’écriture. Après avoir signé une trentaine d’ouvrages pour enfants, il explore aujourd’hui, dans ses romans pour adolescents et jeunes adultes, plusieurs aspects du fantastique. Il est notamment l’auteur de la trilogie Instinct (Nathan, 2011-2012) et l’un des quatre créateurs de la série U4.
Son dernier ouvrage, Nous sommes l’étincelle (PKJ, 2019) est un roman d’anticipation dans lequel plusieurs histoires se croisent dans le lieu dit « La Grande Forêt » : celle de trois enfants enlevés par des braconniers, celle de leurs parents et celle d’une bande d’adolescents, trente-six ans plus tôt, qui a décidé de faire sécession et de s’installer dans la nature.
Est-ce que pendant l’écriture de Nous sommes l’étincelle vous aviez conscience de vous inscrire dans une perspective écologique au sens large et qui implique une curiosité pour le monde dont l’horizon dépasse le strict intérêt des humains ? Était-ce un choix délibéré dès le départ d’écrire un roman « écologique » ?
Vincent Villeminot : Si l’écologie est « la science de l’habitat » – la science de l’endroit qu’on habite et de la façon dont on l’habite –, tout roman est écologique. Du moins, tout roman qui m’intéresse, tout roman incarné, inscrit dans des lieux, une époque. Écrire un roman, c’est choisir un décor et des personnages (humains ou animaux, d’ailleurs), voir ces personnages prendre chair et habiter cet endroit, le transformer, se faire transformer par lui, le déserter, s’y enfouir, le perdre… Là, en choisissant la « Grande Forêt » comme lieu principal de l’action, comme « écosystème » de mes personnages, je savais qu’elle allait retentir sur chacun des protagonistes – c’était l’un des buts, oui.
L’écologie apparaît aujourd’hui comme un nouvel universalisme : pour la nouvelle génération c’est un idéal – ou une utopie – qui permet une mobilisation importante. Estimez-vous que l’engagement, tenu en suspicion depuis la faillite des grandes idéologies du XXe siècle, pourrait grâce à l’écologie retrouver aujourd’hui une certaine légitimité ? Dans quelle mesure et par quels moyens?
V. V. : Je pense que le rapport à la Nature, à sa préservation, à notre façon de l’habiter, de s’en nourrir, de travailler avec/sur/contre elle, sont des choses très locales, datées, situées… Parfois hors-sol, d’ailleurs. Je ne mesure pas de ce fait comment l’écologie, entendue cette fois au sens d’« écologie politique », peut devenir un universalisme, mais j’espère qu’elle peut devenir une préoccupation commune. Quant à l’utopie, elle m’apparaît nécessaire…
Mais la fonction du roman est précisément de la mettre à l’épreuve.
Et pour répondre à la deuxième partie de votre question, c’est aussi la fonction de l’engagement, me semble-t-il : mettre une utopie à l’épreuve du réel. Je trouve tout engagement intéressant et romanesque, en ce sens (« engagement » au sens de choix, d’action, plutôt que de commentaire ou de plaintes – on confond trop l’indignation et l’engagement, je trouve). Parce que l’engagement est une épreuve, une façon d’éprouver une idée – une utopie ou un universalisme par exemple – ; de les passer au creuset de l’action, du réel, du local, du temps. Et j’aime suivre des personnages qui s’engagent, parce que cela fait de meilleurs personnages : ils se livrent à l’action, ils choisissent, essaient, se trompent, en meurent… Leurs essais et leurs erreurs, leurs échecs aussi, me bouleversent.
La fiction peut-elle jouer un rôle dans le contexte actuel de crise environnementale ? Pourriez-vous préciser lequel ?
V. V. : Si la fiction romanesque doit avoir un rôle, ce serait éventuellement celui de dévoiler plus précisément le monde, de le regarder en face. C’est le seul rôle que je connais au roman : montrer, et parfois, montrer mieux. En ce sens, si un roman montre les beautés et les fragilités des lieux qu’il parcourt, peut-être contribue-t-il à une plus grande lucidité des lecteurs et lectrices qui veulent bien lire ça. Mais si en revanche la fiction romanesque devient didactique, elle cesse d’être de la littérature, à mes yeux… C’est peut-être différent pour le théâtre…
Le roman, dont le terrain d’action est l’imaginaire, dispose-t-il d’atouts spécifiques pour faire résonner les enjeux écologiques ?
V. V. : Pour moi, un roman, c’est une autre façon de parler du monde – son terrain d’action, c’est donc le monde. L’imaginaire n’est alors qu’une façon parmi d’autres de l’arpenter. Parfois, l’imaginaire offre cet atout de faire un peu de prospective ; mais la plupart du temps, dans ce cas, il se trompe. (rires)
En tant qu’écrivain, vous faites d’abord une œuvre de littérature : existe-t-il une difficulté à tenir en équilibre les exigences du style et un positionnement envers l’environnement?
Dans quelle mesure est-ce que la « matière de l’écologie », toujours au sens large, vous a incité à repenser la forme traditionnelle du roman ?
V. V. : Je crois que je ne dois pas avoir de positionnement. Ce sont mes personnages qui en ont. Moi, mon positionnement, c’est de choisir ceux et celles qui m’intéressent, de leur donner une vie, une voix, et de les éprouver… Mais s’ils essayent comme ici d’habiter la forêt, de donner, recevoir et rendre, si moi j’essaye d’en mesurer lucidement les conséquences, les risques et les cadeaux pour chaque personnage, je fais un travail utile – le roman peut devenir un essai, une tentative parmi d’autres d’habiter un lieu différemment.
Je crois qu’un roman lucide est une expérience, presque une expérience vécue, donc partageable au même titre qu’une autre…
Et pour que « l’expérience romanesque » soit menée à bien, la matière de leurs essais déterminera la structure et l’écriture de mon récit : par exemple, j’ai écrit voici cinq ans un roman sur les réseaux sociaux et la guérilla urbaine ; il devait être réticulaire, avec une articulation horizontale, sans hiérarchie entre les voix du récit choral. De même, là, un roman qui se déroule dans la forêt m’incite et m’oblige à donner du temps long et du temps court, à jouer avec les chronologies, à raconter à la fois le « jour le jour », l’effet des saisons, celui des décennies… Donc le livre sera différent, parce qu’il se passe là, à cet instant.
Y a-t-il, en matière de vision sur la nature, des auteurs ou des livres qui vous ont spécialement marqués ? Quel rôle ont-ils tenu dans votre parcours et dans votre écriture ?
V. V. : Les grands auteurs qui m’ont frappé et me frappent encore sont des auteurs américains, le plus souvent, et chez beaucoup d’entre eux, le « wild » est un personnage à part entière et un enjeu. Cela m’a sans doute déterminé depuis l’enfance à voir la nature comme un lieu de vérité et d’épreuve, de dépassement et parfois d’affrontement. Cette conception assez typiquement américaine doit m’influencer, encore, quand je vis et quand j’écris, même si je cherche aussi des moments de contemplation, de communion – que je trouve d’ailleurs aussi dans une littérature américaine plus contemporaine…
Vincent Villeminot
En dépit de la misère et des atrocités, vos personnages semblent tous trouver une étincelle d’espoir dans l’amitié, dans la Beauté (avec majuscule), dans l’amour et dans la famille. Même si ces valeurs se présentent dans un cadre plutôt humaniste, le christianisme connaît une présence subtile dans le texte : la plus jeune fille, Judith, trouve du réconfort dans les fragments des Psaumes qu’elle a mémorisés, et Joan se sent attiré vers la communauté des religieuses à l’Abbaye. Pourriez-vous commenter ?
V. V. : Oui, on pourrait d’ailleurs ajouter des mentions à François d’Assise, par exemple, explicites ou non. Et je ne les ai pas fait figurer seulement parce qu’il est une grande figure du dépouillement, et du rapport à la Nature… Je suis chrétien, et ça détermine sans doute la façon dont j’habite le monde, avec un ciel qui n’est pas vide, et une présence divine personnelle, qui s’incarne dans le temps et l’histoire. Ça détermine forcément ma façon de lire, d’écrire, de regarder le monde. En revanche, en matière d’écologie politique, je n’avais pas encore lu Laudato si au moment d’écrire Nous sommes l’étincelle. Peut-être le roman en aurait-il été différent…
Mais par ailleurs, l’abbaye m’intéressait pour une autre raison : parce qu’elle représente un moment très particulier de l’histoire de l’Europe, dominé par le monachisme, où la vitalité intellectuelle, culturelle, politique, se situait hors des villes, où le travail agricole et le travail de bibliothèque étaient menés de front, aux mêmes endroits. Cela faisait écho à ce qui se déroule, dans la « sécession » que j’imagine.
Nous sommes l’étincelle est un roman d’anticipation, qui se déroule dans un avenir pas si lointain. En dépit de sa forme romanesque, vous intégrez des notes en bas de page, qui font référence aux Psaumes, mais également à des livres qui n’ont pas encore été écrits, notamment le livre-manifeste de l’universitaire Thomas F., Do not count on us (Oxford Press, 2022). Quel était le but de cet « appareil critique » ?
V. V. : D’abord, de produire un effet de réel (et donc de confusion). Je cite dans ces notes des textes réels et d’autres que j’ai inventés, des lois réelles et d’autres que j’anticipe… C’est aussi une façon de parler du monde « en train de se faire ».
Par ailleurs, il me paraissait intéressant aussi de citer concrètement certains extraits de cette utopie (Thomas F. est anglais, et il porte le même prénom que Thomas More, qui invente le mot) imaginaire, pour en mesurer la séduction, la puissance d’élan, et les risques.
Vous écrivez pour un public jeune. Dans la société actuelle, l’engagement pour le climat est en grande partie porté par de jeunes, engagés et résolus, à l’image de Greta Thunberg. Dans votre roman, par contre, les jeunes n’envisagent pas changer la société, mais choisissent de s’en éloigner pour recommencer ailleurs. Votre texte professe une certaine admiration pour cet idéalisme, mais les projets utopiques des jeunes semblent cependant voués à l’échec…
V. V. : Les projets utopiques échouent, oui. Mais dans mon roman, les jeunes avaient besoin de l’utopie pour ne pas se résigner à l’échec annoncé, pour avoir des projets et les ancrer dans la générosité, l’enthousiasme aussi. Vous avez raison, j’éprouve une réelle admiration pour ce que tentent mes personnages. Même si c’est moi qui les écris, vient un moment où ils s’autonomisent, prennent vie, me résistent, m’entrainent dans des directions que je n’avais pas prévues pour eux… Et là, je trouve très estimables les directions qu’ils ont prises. Se sont-ils trompés en faisant sécession ? Je ne sais pas. J’ai fait le choix de raconter un des endroits où la sécession se passait mal. Par souci du temps long, de l’action, de l’épreuve, aussi.
Pour autant, les échos que je donne du monde extérieur à leurs tentatives peuvent laisser entendre que mieux valait essayer, malgré tout – que leurs vies ont ainsi été plus résolues et plus belles.
Un des récits du roman met en scène la confrontation de deux « communautés » dans la Grande Forêt, qui vivent au plus près de la nature, mais de manière tout à fait opposée. Pour la famille d’Adam et d’Allis, « la nature […] enseigne le respect, la patience, l’endurance et la douceur » (p. 262), mais pour les braconniers, par contre, la nature représente la cruauté et la violence. L’on oppose souvent l’image de la nature idyllique et harmonieuse à celle de la nature rude et cruelle, mais vous montrez également que la vie dans la nature n’est jamais facile. Était-ce un choix délibéré ? Comment équilibrez-vous les perspectives ?
V. V. : Toute vie comporte une certaine âpreté : l’effort (le « travail ») est inévitable pour être créateur, la violence paraît inhérente aux communautés humaines. La civilisation, poussée à son « paroxysme urbain et hors-sol », consiste à vouloir supprimer les effets de ces constats, voire à prétendre les dépasser, dans des tentatives technologistes et trans-humanistes.
Je ne voulais pas quant à moi d’un roman qui fasse la même chose, qui cache la violence, l’âpreté, le risque. Et moins encore au prétexte qu’on se trouverait dans la forêt… Il me semble que la vie plus proche de la nature est parfois plus coûteuse, on a froid, chaud, soif et faim, et davantage quand il n’y a pas de clim et d’eau courante, on est plus menacés par des espèces animales sauvages que par des espèces domestiques. Mais c’est précisément dans ce travail de la Nature sur soi, et dans le travail qu’on effectue avec elle, que se créent des occasions de beauté, d’élévation… Je voulais concilier, réconcilier les deux.
Pour citer cet article:
Literature.green, Vincent Villeminot, « L’utopie à l’épreuve de la littérature: entretien de Vincent Villeminot avec l’équipe Literature.green autour de Nous sommes l’étincelle » in Literature.green, septembre 2020, URL: https://www.literature.green/lutopie-a-lepreuve-de-la-litterature-entretien-avec-vincent-villeminot/, page consultée le [date].