« L’homme, espèce éteinte »
Entretien d’Éric Chevillard avec Maxime Morin autour de son dernier ouvrage, L’Arche Titanic
Éric Chevillard est écrivain. Il a publié plus d’une vingtaine de romans aux Éditions de Minuit, plusieurs textes chez Fata Morgana, et alimente quotidiennement son blog, L’Autofictif, depuis 2007.
Son œuvre a toujours dialogué avec l’animalité. Dans Palafox (Minuit, 1992), il tente de libérer l’animal du discours zoologique pour le rendre à la littérature. Ce sauvetage se passe à merveille, puisqu’en 1999, dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster (Minuit), l’animal se trouve au cœur du travail métaphorique – du moins, dans un chapitre entier. Celui-ci finit par prendre son autonomie, dans Du hérisson (Minuit, 2002) : l’animal et la littérature n’ont peut-être pas besoin de l’homme, tout compte fait, qui peine à les suivre. Entre ces trois-là, la relation se fait de plus en plus difficile – difficulté qui commence à se formuler dans Sans l’orang-outan (Minuit, 2007), pour se déployer pleinement dans son dernier ouvrage en date, L’Arche Titanic (Stock, 2022).
Ce livre est le récit d’une nuit qu’Éric Chevillard a passé dans la Grande Galerie de l’Évolution du Muséum d’Histoire naturelle à l’invitation des Éditions Stock, et plus précisément, de la collection « Ma nuit au musée ». C’est l’occasion pour lui de rassembler ce qui s’est déjà énoncé sporadiquement dans son œuvre : qu’en est-il de cet étrange équipage qui réunit l’être humain, l’animal et la littérature – et où vont-ils ensemble ?
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Maxime Morin : Ce n’est pas la première fois qu’on visite un musée, dans votre œuvre, et qu’on constate que vous n’êtes pas un visiteur comme les autres. Dans Préhistoire, déjà, le narrateur s’enferme dans la grotte de Pales dont il doit devenir le guide. Dans Péloponnèse, ensuite, vous formulez très explicitement cet étonnant rapport : « Notre contemporain est plus prévisible que la floraison du narcisse aux premiers jours du printemps. Demandez à vingt personnes prises au hasard dans un musée ce qu’elles font là, il y a fort à parier que toutes, sans exception vous répondront qu’elles sont venues voir les œuvres exposées et admirer les collections ! Conformisme aggravé de grégarisme, c’est navrant. On ne m’en voudra pas de m’exclure de cette catégorie. Je suis un tout autre autre homme. »[1] L’Arche Titanic est-il le prolongement d’un portrait de l’écrivain en visiteur de musée ? Et pourquoi le rapport de l’écrivain au monde – et ici en l’occurrence, à la nature – est-il chez vous si souvent indirect ?
Éric Chevillard : Dans Préhistoire, plus exactement (et si mes souvenirs sont bons, car nous parlons d’une époque lointaine et même antédiluvienne, 1994), le gardien de la grotte de Pales ne s’enferme pas dans celle-ci mais dans le petit pavillon voisin et il entreprend de peindre lui-même sur ses murs des figures animales. Tel serait plutôt mon geste. Habiter à mon tour un lieu devenu celui de la commémoration, du souvenir, de la collection. Là où aboutissent tous nos efforts, où ils se figent en œuvres ou en postures, serait-il possible de reprendre pied pour l’élan, serait-il possible de se ressourcer ? Ainsi du musée ou de la bibliothèque. La nuit que j’ai passée dans la Grande Galerie de l’évolution, parmi les dépouilles naturalisées d’animaux disparus, j’ai voulu la traverser comme une nuit originelle. L’art de l’écrivain comme celui du taxidermiste est un art de l’illusion, mais cette dimension du songe est celle sur quoi nous avons prise. Nous sommes des êtres impressionnables, nous vivons par l’imagination une bonne partie de notre vie, même nos sentiments les plus profonds, nos émotions les plus vives relèvent d’une relation au réel pour le moins sophistiquée, pour ne pas dire spécieuse, qui met en jeu nos constructions culturelles, tout un conditionnement mental, fruit lui-même d’une représentation du monde des plus aléatoires, cette fiction dans laquelle nous devons vivre et mourir pour de bon. Ce rapport indirect aux choses que vous évoquez ne m’est pas propre. C’est l’homme même. Je dirais même que j’écris dans une sorte de nostalgie de l’innocence ou de l’état sauvage, que je cherche à créer des situations où se trouveront désemparés tous ces réflexes culturels qui se sont substitués à l’instinct. Peine perdue, bien sûr. Il ne peut exister de littérature instinctive. C’est au contraire en épuisant consciemment ses moyens, en la fatigant, en la crevant sous soi, comme on dirait d’un cheval, qu’il est possible de rejoindre des terres vierges ou, restons modestes, des terrains vagues où nous pouvons encore, à défaut de découvrir du nouveau, nous surprendre un peu.
M.M. : Vous dites que vous avez sciemment choisi de passer la nuit dans un Muséum, et non dans un musée des Beaux-arts, pour ne pas vous retrouver, encore, face à l’homme, qui ne peut s’empêcher d’être le « personnage principal » (p. 14) de tout ce qu’il met en scène. Pourtant, vous finissez par vous rendre à l’évidence : « Ce qui m’apparaît dans le faisceau de la torche, ce sont des œuvres, des œuvres encore, les œuvres des hommes » (p. 105). Mais pensez-vous vraiment qu’il soit possible – voire souhaitable – de désanthropologiser notre rapport au réel ?
É.C. : Possible, non, souhaitable, ô combien ! Je donnerais trois jours de ma vie contre une heure de la vie d’une libellule, d’un lynx ou d’un gorille. Mais on voit tout de suite l’aporie. L’idée serait de faire avec ma conscience d’homme l’expérience d’une vie animale. C’est déjà une contradiction. Ainsi nous voudrions parfois pouvoir éprouver la condition de défunt, jouir de n’exister plus… Chercher à adopter le point de vue de l’animal, c’est toujours une tentative forcenée, volontariste, et d’ailleurs désespérée, mais il me semble que nous écrivons pour effleurer de telles expériences, pour changer de poste d’observation, pour tenter d’inédites pénétrations dans le réel. C’est la leçon de Michaux. Bien sûr, il y aura toujours à l’œuvre ce savoir-faire humain, ce tour de main, ces vieilles ruses non exemptes de sournoiserie. Mais en somme, tous les moyens sont bons, y compris l’artifice. Tout l’art moderne occidental est hanté par le désir de s’affranchir des formes, des normes, des alphabets, en cherchant lucidement des solutions dans le dessin d’enfant, les arts primitifs, l’art brut, l’onirisme, ou par le recours aux psychotropes. Il s’agit déjà de se débarrasser de l’homme, de sa gravité, de sa raison, de sa morale, de sa culture, de son sens logique, surtout quand on sait à quoi tout cela mène. J’y vois comme un désir de réincarnation, changer de corps, d’appareil sensible, afin de pouvoir enfin habiter ce monde autrement. L’homme, espèce éteinte, cherche la lumière ailleurs…
M.M. : Dans L’Arche Titanic, l’écriture apparaît à la fois comme péril – « La sixième extinction massive a commencé dans la littérature » (p. 65) – et comme salut – « la littérature pourrait être le lieu de la réintroduction des espèces disparues » (p. 82). Que la nomination créatrice et la représentation embaumante ait la même source, n’est-ce pas là ce qu’on pourrait appeler le scandale de la littérature ? Et ne serait-il pas plus sage, dès lors, et plus radicalement écologique, de laisser le monde tranquille ?
É.C. : Il est vrai que la littérature aussi est une taxinomie, une nomenclature. Elle est un ciment. Une grosse montagne façon terril dans le paysage. Mais nous avons en effet une place à tenir. Je n’appelle pas à l’extermination des êtres humains… Ils sont les seuls à avoir une conscience (à peu près) totale de toutes les formes de vie sur la Terre. Ils croisent dans la même journée le chamois et le cœlacanthe, le lion et la coccinelle. Cette connaissance du monde est admirable. Certaines de leurs créations rivalisent avec les beautés naturelles, s’inscrivent même harmonieusement dans les sites les plus grandioses, cela est vrai depuis l’art pariétal. Dans toutes les civilisations, l’homme a su sublimer la bûche et la pierre qui s’ennuyaient peut-être d’être si prévisiblement bûche et pierre. Il danse gracieusement en couple sur la glace et décroche la médaille d’or. Puis la littérature a enchanté son monde. Elle a exalté sa brève et précaire existence. Jusqu’à un certain point, nous trouverions en elle notre légitimité, de bonnes raisons de vivre. Évidemment, s’y manifeste aussi une volonté de puissance qui est à l’œuvre là comme ailleurs, une arrogance et une suffisance délétères. En décrivant, je conquiers. En élucidant, j’asservis. Tristes paradoxes. Et surtout, l’indifférence des écrivains pour le monde animal a contribué à nous enfermer dans nos histoires d’hommes, à nous couper de toutes les autres manières de vivre sur cette planète. Cette littérature solipsiste a laissé le monde tellement tranquille qu’il nous est devenu étranger. Quand il se rappelle à nous, c’est violent. Pandémies, tsunamis … ce sera bientôt à l’homme de lui demander grâce.
Éric Chevillard
M.M. : Partant d’une lecture de Mythes, emblèmes, traces de Carlo Ginzburg, vous émettez l’hypothèse que « sans l’animal, pas d’intrigue, pas de péripétie, pas de suspense. […] Pas de roman » (p. 66). Et donc, finalement, pas de littérature. Sauver les animaux de l’extinction, est-ce alors aussi une façon, selon vous, de sauver la littérature ?
É.C. : Carlo Ginzburg suppose que les premiers récits furent vraisemblablement des récits de chasseurs. Il y avait enfin quelque chose à raconter, un périple et des péripéties, des personnages, du suspense, de la bravoure. Toute une écriture de traces et de flèches. Et sans doute même déjà un peu d’invention fanfaronne… J’imagine pour ma part, et subséquemment, une corrélation entre l’extinction animale et l’appauvrissement d’une certaine littérature (disons, pour aller vite, celle qui n’est pas une déclinaison romanesque de la sociologie ou de l’histoire) : les personnages disparaissent et leurs noms avec eux, les mots qui les nommaient et nommaient leur monde, l’aventure se termine avec la mort des protagonistes. La chasse est finie. La littérature aurait dû prendre mieux soin des bêtes. Elle paye maintenant sa négligence et son mépris. Cela étant, et pour être honnête, j’ai l’impression que les choses changent un peu depuis quelques années. Des écrivains se mettent enfin à barrir et bourdonner. Tout n’est pas perdu…
M.M. : L’écrivain est le dépositaire d’un pouvoir d’invocation, que vous symbolisez dans le livre par la lampe torche : il peut faire apparaître et disparaître les êtres – en l’occurrence, ici, les animaux. Est-ce à dire qu’à l’écrivain échoit une importante responsabilité, et que l’écriture implique un engagement ?
É.C. : Alors, c’est là que je freine un peu… Aujourd’hui, tout le monde donne des leçons de savoir-vivre à tout le monde, cela devient insupportable. Je garde un fond de scepticisme qui m’empêchera toujours d’être un militant ardent et enthousiaste. Puis je dois avouer aussi que si un koala écorché fait un beau motif pour ma phrase, je vais avoir du mal à y renoncer. Je peux avoir besoin du sang d’une poule noire pour mes sortilèges poétiques. Je ne saurais être l’écrivain d’une cause, même si celle-ci me paraît juste. J’aime aussi les animaux pour des raisons très égoïstes, voire mesquines, pour le spectacle qu’ils m’offrent, pour les métaphores qu’ils m’inspirent, et parce qu’ils me distraient de mon ennui et des éternels emplois de valet, de mignon ou de barbon que l’on me demande de jouer dans les vieux classiques du répertoire humain. L’éthique environnementale n’en demeure pas moins une morale supérieure. Nous le savons, c’est la faiblesse et la vulnérabilité de l’homme qui sont à l’origine de sa prodigieuse industrie, de son ingéniosité, de son intelligence. Pour le reste, nous partageons avec les animaux le ciel, la terre, la mer, un même vouloir-vivre, une même aventure. Leur disparition met en péril également notre être fragile qui doit lui aussi lutter pour sa survie. Nous sommes liés à eux par l’évolution et par l’histoire. Ils ont façonné eux aussi cette terre sur laquelle nous nous sommes développés, nous avons entretenu avec eux des relations de tout ordre qui ont contribué à faire de l’homme ce qu’il est. Au vrai, nous sommes des hommes-loups, des hommes-loutres, des hommes-cerfs, des centaures et des sirènes. Et je ne vous parle même pas des écrivains. Comment tiendrais-je mon crayon sans ma pince de crabe ?
M.M. : Chez vous, la vie et la littérature sont intimement liés – et vous répétez d’ailleurs dans ce dernier ouvrage que nous habitons « un monde créé par le Verbe » (p.11), et qu’« à force de nommer et renommer le monde, les mots se sont pris pour les choses ». Pensez-vous alors que l’écologie est aussi un geste éminemment littéraire, c’est-à-dire que la littérature peut être écologique précisément en tant que littérature ? Et si oui, comment imagineriez-vous une telle littérature écologique – en dehors du devoir de conservation des espèces que vous lui assignez déjà ?
É.C. : Ces forêts exploitées pour la fabrication du papier que l’écrivain froisse nerveusement et jette en boule à ses pieds… ça commence mal pour la littérature écologique ! Une littérature exclusivement politique, encore une fois, ce ne sera jamais mon affaire. Ne négligeons pas les vertus de l’humour, du non-sens. Parfois, le chant ne veut que se parfaire et c’est un noble effort. Ma paresse et ma mauvaise foi ont aussi leur mot à dire. Je feins même souvent de croire que la littérature est un absolu et qu’elle doit s’affranchir complètement du réel et de ses injonctions aussi prosaïques que contingentes. Mais, pour vous répondre plus précisément, la zoopoétique permet aujourd’hui de mieux cerner en quoi la littérature peut être en effet un moyen de connaissance fine du vivant, comment le point de vue animal (et même de chaque animal) peut être jusqu’à un certain point compris, voire adopté intuitivement par les écrivains. J’ai ainsi écrit une suite de dialogues d’animaux, réunis dans Zoologiques (Fata Morgana, 2020), où j’essaye (cela reste évidemment très expérimental et approximatif) d’inventer pour chaque espèce considérée une manière de se mouvoir dans la langue qui épouserait ses rythmes élémentaires. Phases brèves et rapides pour les suricates, plus lentes et majestueuses pour les éléphants. J’ai bien conscience de l’artifice de la chose, mais au moins ce texte s’inspire-t-il d’autres expériences sensibles que les nôtres. Le monde est intimement tissé de ces trajectoires croisées, de ces trilles emmêlés, de ces laisses mélangées, de ces odeurs échangées, de ces émotions et de ces appétits contradictoires. Aujourd’hui même, 16 février 2022, moi qui vous parle, j’ai vu trois phoques sur la plage de la pointe du Hourdel, dans la baie de Somme, j’en reste tout épanoui. Je saurai désormais comment m’étendre vraiment sur le sable.
Pour citer cet article :
Éric Chevillard: « ‘L’homme, espèce éteinte.’ Entretien d’Éric Chevillard avec Maxime Morin autour de son dernier ouvrage, L’Arche Titanic » in Literature.green, février 2022, URL: https://www.literature.green/homme-espece-eteinte-chevillard/, page consultée le [date].
[1] E. Chevillard, Péloponnèse, Fata Morgana 2013, p. 17.