L’imaginaire de l’ours à travers une écriture de phrase-mouvement

Entretien de Marc Graciano avec Anna Jacobs autour d’Embrasse l’ours

 

Embrasse l’ours est le sixième roman de Marc Graciano paru chez Corti.  Ce texte nous plonge dans un Moyen-Âge imaginaire de forêts épaisses, de chasseurs et de vagabonds-voyageurs. Au cœur de l’histoire se trouvent l’ourse et ses oursons, chassés par les uns, chéris par les autres. Avec Embrasse l’ours Marc Graciano explore l’imaginaire de l’ours, soulève des questions sur la cohabitation avec cet animal sauvage et propose une histoire alternative autour de ce mammifère, jadis « Roi des animaux ». Comme dans ses œuvres précédentes, Marc Graciano adopte une écriture originale de phrases longues et rythmées, qu’il appelle des « phrases-mouvements ».

Anna Jacobs : Votre roman s’ouvre sur différents épisodes qui cherchent à expliquer l’existence ou la provenance de l’ours. Ces explications relèvent d’un imaginaire légendaire, voire mythologique. L’ours a été réintroduit il y a vingt ans en France. Désormais il est considéré comme une espèce protégée, tandis que l’homme l’a toujours chassé. A-t-on besoin d’un nouvel imaginaire autour de l’ours ? Est-ce que cela a contribué à votre choix du thème ?

Marc Graciano : Il me semble bien que nous ayons besoin d’un nouvel imaginaire. Nous devons sortir, je crois, de l’image préférentielle d’un grand prédateur concurrent de l’homme. Il l’est indubitablement (pour les éleveurs de montagne ou les chasseurs) mais cela ne devrait pas conduire à vouloir l’éradiquer. Pouvoir cohabiter avec l’ours, c’est la certitude que nous pourrons alors fonctionner avec toutes les autres espèces, voire entre hommes. Romain Gary, dans Les Racines du ciel, mentionne que si nous pouvions construire un monde où il y a assez de place pour une espèce aussi encombrante que celle des éléphants, alors ce serait un monde confortable pour l’homme lui-même.

C’est mieux dit encore dans cette citation de Lévi-Strauss, mise en exergue de la collection « Biophilia »  (Corti) : « Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même. » J’adhère complètement à cette idée. Des ours nombreux en France, c’est le gage d’une liberté encore possible pour tous les citoyens. Cela ne va pas sans contraintes, bien sûr, que toute la communauté humaine doit alors assumer et prendre en charge. 

Cependant, l’imaginaire collectif contemporain sur l’ours a déjà changé, je crois, et j’enfonce un peu une porte ouverte avec les propos qui précèdent. D’une certaine manière, on pourrait même dire qu’il rejoint l’ancien imaginaire préchrétien, ainsi que le décrit Michel Pastoureau dans Histoire de l’ours. Pour les Germains, par exemple, l’ours était le Roi des animaux, admirable et digne d’identification, figure quasi totémique.

Par ailleurs, je ne suis pas certain que ce soit cette question qui m’ait porté à écrire le livre, car ce n’est évidemment pas un livre qui milite pour la réintroduction de l’ours dans nos montagnes. Même si, on l’aura compris, j’y suis favorable. C’est surtout mon imaginaire de l’ours que j’ai exploré. Or l’ours a d’abord été le personnage préférentiel d’un cauchemar récurrent de mon enfance. Je rêvais que je partais à vélo sur la place près de chez nous, devant le vieux stade municipal, puis que, surgis de nulle part, des ours envahissaient les lieux. Au moment où je tentais de retourner dare-dare vers la sécurité de la maison, l’un d’entre eux me barrait la route… Les Indiens d’Amérique du Nord disaient que c’était toujours un grand signe de rêver d’ours. Je me demande quelle signification ils auraient donné à mon cauchemar. Peut-être auraient-ils estimé de bon augure que les ours veuillent me prendre…

 

A. J. : D’une part on pourrait lire l’histoire comme un conte de fées qui aboutit à une cohabitation heureuse entre une fille et un ours. D’autre part le récit est l’histoire des violences faites aux animaux et de la violence en général. Comment s’est fait le choix pour ces deux éléments contradictoires ?

M. G. : Un conte exempt de violence, confinerait vite à la mièvrerie. D’ailleurs, il n’est pas si fréquent que les contes, quand ils n’ont pas été trafiqués par la suite, finissent bien, et ils contiennent toujours beaucoup de violence. On pourrait même penser qu’ils sont faits pour cela, pour l’exposer et la canaliser, elle et l’angoisse, en la symbolisant. Ils sont aussi sans doute là pour représenter et symboliser certains fantasmes de transgression, celle de la barrière entre l’homme et l’animal par exemple. C’est aussi une habitude que j’ai prise dans tous mes récits de contrebalancer la gentillesse et la tendresse avec de la violence et inversement. Cela me paraît plus complet, réaliste, et supportable littérairement parlant.

 

A. J. : L’écriture d’Embrasse l’ours soutient, pour moi, l’ambiance du livre situé dans un espace et un temps indéfinis, qui font songer au Moyen Âge. Liberté dans la montagne est construit de la même manière, mais les chapitres se composent de phrases plus courtes, tandis que chaque chapitre d’Embrasse l’ours ne comporte qu’une seule phrase longue à multiples subordonnées. Ces périodes monophrastiques, étaient-elles, pour vous, la forme nécessaire pour raconter cette histoire ?

M. G. : Je ne dirais pas qu’elles m’étaient spécifiquement nécessaires pour conter cette histoire. En vrai, c’est ainsi que j’écris tout le temps désormais, quelle que soit l’histoire. Mais peut-être n’écris-je que des histoires qui nécessitent ou permettent cette écriture? Je compare cette manière de faire à du surf. Je laisse une vague (phrase) naître en moi et tente de tenir dessus le plus longtemps possible, jusqu’au moment où je perds l’équilibre ou celui où elle se brise. C’est ce que j’appelle une phrase-mouvement.

Arthur Rimbaud, avec la dernière phrase du poème Génie, en donne je trouve la meilleure illustration. Ce n’est pas une phrase qui décrit ou relate un mouvement mais une phrase qui est elle-même mouvement. À chaque fois qu’à la lecture le mécanisme se déclenche.

Marc Graciano

crédits photo : Jean-Luc Bertini

 

A. J. : Les phrases abondantes avancent par répétitions et par énumérations. Leurs sonorités se prêtent à une lecture à haute voix au point que les phrases ressemblent parfois à des sortilèges ou à des chants. Quel est le lien entre la tradition orale des conteurs, que l’on associe facilement à l’univers médiéval du livre, et votre écriture ?

M. G. : J’ai été séduit assez jeune par une littérature marquée par l’oralité. C’est pourquoi je me targuais à une époque de préférer la littérature russe à celle française, pour autant que je puisse la percevoir et la comprendre à travers les traductions. Je la trouvais davantage propre à chanter le prosaïque, le naïf, et à se faire conte. J’aimais Gogol et Zamiatine pour ces raisons. J’ai aussi apprécié Ramuz pour cette même raison, ou le Giono première manière, ou les livres d’Hamsun. D’autre part, et pour en revenir à mon idée de phrase-mouvement, elle est sans doute proche d’une phrase orale, et aussi, dans ma représentation, de ce que cherchaient à faire les premiers prêtres ou sorciers ou poètes. Marcel Jousse, dans son anthropologie du geste, à travers le concept de rythmo-mimie fait bien mieux que moi le lien entre geste, oralité et sacralité.

 

A. J. : Embrasse l’ours est l’histoire de la domestication de l’ours, ce qui pourrait susciter de la consternation auprès du lecteur contemporain, puisque cette pratique est considérée comme « contre-nature ». Par ailleurs, les personnages du récit vivent infiniment plus près de la nature que nous : ils font de la chasse, de la cueillette pour repérer les plantes comestibles et médicinales et ils établissent leur campement au bord de la rivière, à la lisière de la forêt. L’homme moderne, citadin, a-t-il une relation ambiguë avec la nature, en défendant la vie des animaux sauvages – pensons aux nombreux « retours » : de l’ours, du loup, du lynx – mais en ignorant en même temps ce que signifie la vraie vie dans la nature ?

M. G. : Je ne crois pas que l’homme moderne et citadin soit si ignorant de ce que signifie la vie dans la nature et du cycle des prédations. C’est une critique souvent faite par les chasseurs ou les éleveurs – prétendument les vrais hommes du terroir – que les citadins imagineraient la nature comme un parc Walt Disney, ce qui me paraît bien injuste.

L’homme moderne n’y travaille plus, et s’affronte moins à elle et à ses duretés, c’est vrai, et il est sans doute moins porté à la considérer comme un adversaire, ou à un champ de forces à contraindre et dominer. Cependant, l’homme moderne me paraît davantage enclin à laisser la nature se développer librement, en dehors des villes et même dedans, et à jouir de cette idée, et ainsi, paradoxalement, il est peut-être devenu plus proche de l’esprit de l’homme primitif (chasseur-cueilleur) que tout autre personne immergée dans les territoires.

Au fond, j’en viens souvent à me dire que ce sont certains éleveurs et chasseurs, par leur désir d’évoluer dans un monde domestiqué ou anthropologisé, humanisé (« fait pour l’homme ») que l’on pourrait taxer de vouloir vivre dans un monde disneyisé.

Je songe cependant à cet homme dont j’ai oublié le nom [ndr Timothy Treadwell], pour lequel Werner Herzog a fait un film documentaire, qui a vécu auprès de populations de grizzlis en Alaska, et qui, un peu naïvement peut-être, a fini par penser être un ours et qui s’est finalement fait attaquer et tuer et dévorer par l’un d’eux. Un véritable chasseur-cueilleur ne pourrait être que consterné par cette attitude.

 

A. J. : Le chapitre « Le sermon » nous présente le prêche d’un évêque contre l’ours qui serait « nuisible […] pour toute la création de Dieu » et qui sera par la suite pourchassé et capturé. Est-ce que ce passage veut mener à une réflexion sur le lien entre la maltraitance des animaux et de la nature en général et la foi ? Si oui, est-ce que, selon vous, cette hostilité envers l’animal sauvage est caractéristique de la foi chrétienne ?

M. G. : Je ne crois pas, pour autant que je sois qualifié pour m’exprimer à ce sujet, eu égard à mes faibles connaissances en la matière, que la foi chrétienne soit en elle-même porteuse d’une quelconque hostilité envers l’animal. Certes, il semble avéré que certains théologiens ont plutôt défendu l’idée d’une hiérarchisation entre l’homme et l’animal. Ne serait-ce que parce que l’homme aurait été construit à l’image de Dieu. Peut-être y a-t-il eu aussi, à travers celle de l’animalité, la dévalorisation du naturel, du corps, du sexuel, du pulsionnel au profit de l’âme et de la pureté, dont seul l’humain serait porteur. Pourtant, à travers la figure notable de Saint François d’Assise, un amour christique ou chrétien qui s’adresserait à tous les êtres vivants et à toutes les créatures de Dieu semble possible.

Thibaud Isabel (Traité de sagesse païenne) considère qu’il y a dans le christianisme tous les ferments pour une écologie chrétienne. Il considère même qu’il y a en lui des traces païennes, qui pourrait faire de ces antiques religions les vecteurs d’un nécessaire – à ses yeux – renouveau païen, tirant plutôt du côté de la sagesse grecque.

Pastoureau en tous cas, décrit comment l’église chrétienne en Occident, après la christianisation des Francs, a dévalorisé l’ours, qui était le symbole d’anciennes croyances païennes, et a organisé sa persécution. J’admets volontiers l’influence de cette lecture sur mon livre.

 

A. J. : La couverture de votre livre est une partie de la peinture Chasseurs dans la neige de Brueghel. Est-ce que vous vous êtes appuyé sur une documentation précise pour décrire ce monde de chasseurs et de vagabonds-voyageurs ? Nous pouvons penser également aux descriptions des chasseurs : les ornements (plumes de rapaces, toisons de renards aux yeux diamantés, chapeaux à poil de lièvre, …), le scintillement des matériaux et des textures et les motifs des étoffes. Est-ce que ces informations reposent sur une étude d’autres peintres, et si oui, lesquels ?

M. G. : Hormis cette lecture de Pastoureau, quelques textes naturalistes, la vision d’enluminures, je n’ai pas fait de travail documentaire. Tout est imaginaire, mais nourri sans doute par une foultitude d’images inconscientes, et, il est vrai, une fascination ancienne, enfantine, des tableaux de Brueghel l’ancien.

A. J. : J’aimerais vous poser la même question pour la précision avec laquelle vous décrivez la nature et les animaux, étant donné que l’on découvre dans les chapitres comme Dans la sylve et La tanière des connaissances botaniques et zoologiques. Relèvent-elles de votre propre expérience des montagnes et de la nature ? Ou sont-elles le fruit de recherches scientifiques ?

M. G. : J’ai parfois lu dans ma vie, des livres d’ornithologie, de botanique, certains traités de chasse et d’équitation, et ils nourrissent certains passages du livre, mais, encore une fois, il ne s’agit pas d’un travail documentaire spécifique, en tous cas pas très développé. Je me renseigne un peu parfois pour éviter de trop grandes erreurs naturalistes (les oursons naissent-ils avec ou sans poils ?). Je mettrais à part cette longue énumération de plantes toxiques ou comestibles pour le chapitre Dans la sylve. Je me suis appuyé sur un livre recensant les plantes comestibles que je possède, avec tout un jeu littéraire consistant pour faire mon inventaire à choisir celle les plus plaisantes par la sonorité de leur nom ou l’imaginaire qu’elles portent.

Et si j’aime aller dans la nature, je n’en suis pas un grand connaisseur. Certains naturalistes patentés trouveraient d’ailleurs beaucoup à redire sur certaines de mes descriptions. La forêt dont je parle n’est pas réaliste, c’est une forêt de rêve. Ce sont les plus belles.

 

Pour citer cet article :

Marc Graciano, Anna Jacobs, « L’imaginaire de l’ours à travers une écriture de phrase-mouvement. Entretien de Marc Graciano avec Anna Jacobs autour d’Embrasse l’ours » in Literature.green, décembre 2020,  URL:  https://www.literature.green/imaginaire-ours-graciano/, page vue le  [date]. 

 

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