L’exotisme de la proximité : démystifier le quotidien pour dépoussiérer ses racines.
Entretien de Blaise Hofmann avec Miruna Craciunescu autour d’Estive
Auteur d’une dizaine de romans et de récits de voyage tels que Billet aller simple (2006), Notre Mer (2009) et Monde Animal (2016), Blaise Hofmann a exercé de nombreux métiers, dont celui de berger. Son récit Estive (2007), qui s’est vu décerner le prix Nicolas-Bouvier au festival des Étonnants voyageurs de Saint-Malo en 2008, relate son expérience de moutonnier sur les Alpes et livre un portrait saisissant de ce métier en voie de disparition. Tandis que le narrateur apprend difficilement à maîtriser les mouvements chaotiques d’un troupeau de mille bêtes et à apprivoiser la montagne, il dépeint avec ironie les clichés qui continuent à être associées à l’univers pastoral, notamment à travers l’industrie du tourisme.
Miruna Craciunescu : L’horaire de travail du berger, qui dépend du lever et du coucher du soleil, est peu susceptible de changer en dépit des droits sociaux qui ont fixé par exemple en France la semaine de travail à trente-cinq heures. Avec son réveil à cinq heures du matin, accompagné d’un café et d’une eau-de-vie que vous nommez la Goldamine de Zoug, la description du rituel matinal de votre protagoniste ponctue votre récit à la manière d’un leitmotiv qui donne à voir le caractère répétitif d’un métier dont vous déplorez l’absence de liberté, voire « l’abrutissement total » (Estive, Genève, Zoé poche, 2007, p. 171). Dans l’ensemble, j’ai été très sensible au dialogue que cette œuvre entretient avec la pastorale, et je me demandais quelle place cette tradition littéraire a occupé dans la composition de cette œuvre, de même que les idées reçues qui accompagnent ses représentations idylliques de l’existence bucolique.
Blaise Hofmann : Estive n’entretient qu’un point commun avec la littérature pastorale : le protagoniste – qui n’est autre que l’auteur, il s’agit d’un récit autobiographique – n’est pas un vrai gardien de troupeau mais quelqu’un qui choisit de se retirer, de fuir l’agitation de la plaine pour « se mettre au vert » à la montagne.
Pour le reste, le ton n’a rien d’une pastorale. Dans ces dernières, on voit généralement des personnages contempler des troupeaux dociles et des paysages idylliques tout en ruminant leur trouble existentiel, leur amour déçu…
Estive est un livre où il pleut beaucoup, les vachers boivent des hectolitres de vin bon marché, le berger dort dans des cabanes crasseuses, il travaille du matin au soir, consacre ses pauses à cisailler des sapineaux ou vaporiser du glyphosate pour brûler les « mauvaises herbes »… Bref, ce n’est pas à proprement parler de la littérature d’évasion.
Il faut cependant se souvenir que la petite Heidi est née de l’esprit dépressif d’une romancière citadine.
Miruna Craciunescu : À la lecture de l’ouvrage, l’on découvre que la gestion d’un troupeau de moutons impose à la personne qui est chargée de faire paître les bêtes une série de contraintes qui vous incitent à apparenter ce métier au mythe de Sisyphe (E, p. 13), tant il est difficile de l’associer à une activité qui produirait des résultats quantifiables, ou du moins apparents. C’est pourquoi il m’a semblé que les descriptions que vous donnez du mouton – et de son intelligence collective qui complexifie considérablement sa domestication – confèrent à l’existence du berger quelque chose d’intemporel, comme vous le faites apparaître en soulignant que, « prière mise à part, un vieux pâtre du Moyen Atlas algérien ne travaille pas autrement » (E, p. 22) que votre narrateur. Cette dimension transculturelle de votre œuvre représente-t-elle une réaction à certains usages du régionalisme, que l’on associe parfois encore au souvenir de la droite nationaliste et de son idéologie soucieuse de vanter les vertus du terroir?
B.H. : C’est vrai, les Alpes traversent l’Europe en se foutant pas mal des frontières.
Il y a à la base un constat : on peut être progressiste, libertaire, chercher même des solutions alternatives à nos problèmes sociaux… et défendre la tradition. Cela pour autant qu’on la définisse comme une génératrice de liens sociaux, une passerelle entre les gens, entre les pays, entre les siècles. Les générations conversent, s’héritent, s’émeuvent, c’est cela la tradition. Et c’est pour cette raison qu’il est fondamental de ne pas la laisser aux politiciens nationalistes et populistes.
Pour revenir à la littérature, j’admire beaucoup les écrivains qui ont si bien travaillé leur propre terroir qu’ils sont parvenus à le rendre universel. Je pense notamment à C.-F. Ramuz ou à Jean Giono. En consacrant toute leur œuvre à dire leur petit coin de pays, et les êtres qui le peuplent, ils ont inventé une langue qui touche le cœur de tout le monde.
M.C. : En même temps qu’elle articule des réflexions que l’on pourrait qualifier d’universelles sur le métier de berger, l’écriture d’Estive est profondément marquée par l’historicité des notions qu’elle aborde, et l’expérience de votre protagoniste dans la vallée de l’Hongrin n’a rien d’intemporel. Il s’agit d’un lieu moderne, né de la construction d’un barrage hydroélectrique dans les années 1960, comme le souligne votre narrateur en associant ironiquement cette époque aux « légendes les plus anciennes, du temps où les rois épousaient les bergères » (E., p. 26-27). À votre avis, cet ancrage dans la contemporanéité représentait-il un détour nécessaire avant de pouvoir effectuer un retour sur le folklore, que vous apparentez dans une très belle métaphore à un « pays supplémentaire » vite effacé, « mais qui subsiste quelque part […] à portée de main » (E, p. 190)?
B.H. : J’ai raconté la vallée de L’Hongrin de la même manière que j’ai essayé de décrire l’Asie et l’Afrique (Billet aller simple), le pourtour méditerranéen (Notre Mer) ou les îles du bout du monde (Marquises) : renoncer à la description ornementale, au ton adopté par la propagande touristique, montrer le monde tel qu’il est, conserver les « pollutions visuelles », démystifier, désidéaliser. C’est le meilleur moyen de parvenir à un émerveillement plus subtil, plus lucide, plus juste.
D’autre part, la mention d’un détail insignifiant est à mon avis le meilleur moyen de transcrire l’esprit d’un lieu. En décrivant précisément ce qui est affiché aux parois de la cabane d’un moutonnier, on décrit mieux son quotidien qu’en expliquant longuement ses conditions générales de vie. C’est l’un des conseils que je répète le plus souvent lorsque je donne des ateliers d’écriture : montrer vaut mieux qu’expliquer. Osez l’hyperréalisme!
Blaise Hofmann
© Sandra Culland
M.C. : Votre narrateur fait valoir qu’en dépit des nouvelles réglementations et des subventions qui tentent ponctuellement de modifier son mode de fonctionnement, le métier de berger entretient un décalage si important avec la modernité que l’on peut être amené à questionner l’utilité des programmes gouvernementaux qui visent à maintenir en vie la tradition de l’estive et des transhumances à titre de plus-values dans le paysage suisse. Votre ouvrage permet cependant de découvrir un certain nombre de caractéristiques à travers lesquelles ce métier se distingue de la manière dont il se pratiquait par exemple au dix-neuvième siècle, époque où « l’on ramassait les touffes de laine accrochées aux buissons pour n’en pas perdre un gramme » (E, p. 86), alors que le prix de la laine est aujourd’hui si bas qu’il ne parvient même plus à couvrir les frais de tonte.
Le tourisme occupe à cet égard une place de premier plan dans le portrait que vous faites de ce métier à l’époque contemporaine : c’est ce qui vous amène par exemple à relater l’anecdote d’un berger qui achète son fromage de chèvre au supermarché pour le revendre aux touristes « au prix fort », remballé dans du papier journal (E, p. 176), ou encore celle d’un vacancier hollandais qui photographie un vacher polonais en croyant « avoir croqué le portrait d’un autochtone authentique » (E, p. 156). Diriez-vous que les bergers dans Estive, de même que les animaux dont ils ont la garde, occupent désormais une fonction de divertissement?
B.H. : Il faut d’abord rappeler que je ne suis pas un spécialiste, ni de la profession, ni de l’histoire de la tradition pastorale en Europe. Ce livre ne s’appuie que sur ce que j’ai vu et ressenti en pratiquant ce métier durant cinq mois en 2005 dans une petite vallée des Alpes vaudoises, en Suisse.
Ce qui m’a le plus touché en côtoyant mes voisins vachers et des collègues moutonniers est la perte de leur dignité. Les difficultés économiques ne sont pas à minimiser mais je crois qu’il y a pire : la honte. Honte de ne pas s’en sortir, honte d’être « assisté » par l’état, honte de dépendre des aides, des subventions et des règlements édictés par des bureaucrates vivant dans la capitale.
Leur rôle est pourtant fondamental. Dans ces Alpes modernes, disneylandisées, devenues la place de jeu de tout un continent – sports fun ou bains thermaux – les troupeaux sont l’âme intacte des montagnes. Une vallée sans paysans, c’est un village sans auberge. Les vachers, les bergers, les moutonniers, c’est le contraire du divertissement, c’est de la consistance, c’est tout une montagne qui retrouve un sens.
M.C. : Votre narrateur entretient une relation complexe avec les animaux. Le métier de berger l’amène régulièrement à devoir disposer du cadavre des agneaux qui meurent par exemple à chaque semaine au mois de juin « pour des raisons mystérieuses » (E, p. 35). En dépit de la brièveté des passages dans lesquels on le voit procéder à ces enterrements, tout porte à croire que ces disparitions successives s’accompagnent d’un sentiment de culpabilité, auquel le protagoniste fait d’ailleurs allusion lorsqu’il souligne qu’il s’agit de vies perdues « à cause du froid, à cause de la pluie, à cause de [lui] » (p. 81). À cet égard, je me demandais dans quelle mesure l’on pourrait parler, à propos d’Estive, d’un roman d’apprentissage au terme duquel un personnage qui dit avoir toujours « méprisé les bêtes domestiques » (p. 189) serait amené à développer une empathie croissante vis-à-vis des animaux dont il a la charge, au point où il en vient à qualifier par exemple ses chiens de garde, Tina et Brina, de « deux vrais potes, de ceux dont on ne peut se passer » (p. 41). Cet apprentissage – qui n’est pas linéaire – représente-t-il à votre avis l’un des thèmes principaux de l’ouvrage?
B.H. : Je ne suis pas sûr que les chiens de berger, qu’ils soient directeurs ou protecteurs, entrent dans la catégorie des animaux de compagnie. Ils sont plutôt des collègues de travail, endurants et fidèles, auquel il ne manque que la parole.
Si je continue d’éprouver de l’indifférence pour les animaux de compagnie en général, j’ai une fascination pour la faune sauvage. J’ai eu la chance d’accompagner sur le terrain pendant une année le graveur animalier genevois Pierre Baumgart. L’expérience a donné la matière d’un récit, Monde animal (2016).
Quant aux animaux domestiques, Estive, plus qu’un « roman d’apprentissage », est un retour aux sources, un voyage au pays de mon enfance (j’ai grandi dans une ferme élevant des vaches, des poules, des lapins), de ma généalogie : du côté de ma mère et de mon père, il n’y a que des aïeux paysans.
Jamais je n’oublierai la réaction de mon grand-père maternel, paysan jusqu’au bout de ses bottes, lorsqu’il apprit que j’allais garder un troupeau de moutons : « Lui payer l’université et le voilà qui finit moutonnier ! ».
Pour citer cet article :
Miruna Craciunescu, Blaise Hofmann, « L’exotisme de la proximité : démystifier le quotidien pour dépoussiérer ses racines. Entretien de Blaise Hofmann avec Miruna Craciunescu »in Literature.green, février 2020, URL: https://www.literature.green/lexotisme-de-proximite/ , page vue le [date].
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Entretien réalisé dans le cadre du projet La littérature environnementale en Suisse: écrire l’écologie, réalisé avec le soutien de la Mission Suisse auprès de l’Union Européenne. Une journée d’étude sur ce sujet aura lieu à l’Université de Gand le 24 février 2020: https://www.literature.green/je-ecrire-ecologie-suisse/