LA SÉLECTION 2020 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (4)
Présentons nos monstres !
Entretien d’Emmanuelle Pireyre avec l’équipe Literature.green autour de Chimère
Emmanuelle Pireyre est l’une des six écrivain.e.s qui ont été nominé.e.s pour le Prix du roman d’écologie 2020. Ce prix récompensera en avril « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Emmanuelle Pagano et Serge Joncour ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui chacun à leur façon font résonner notre rapport à l’environnement. Literature.green a réalisé des entretiens avec les nominé.e.s du Prix qui ont accepté de répondre à nos questions.
Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/
Depuis 2000, Emmanuelle Pireyre explore nos existences contemporaines locales et mondialisées dans des livres qui se situent à la frontière entre le roman, la poésie et l’essai. Elle alterne dans son travail littéraire les livres proprement dits et diverses formes mixtes telles que fictions radio, théâtre ou lectures-performances avec vidéo et musique, en collaboration avec d’autres auteurs ou artistes. Pour Féerie générale (Editions de l’Olivier, 2012), elle a reçu le prix Médicis.
Dans un registre ludique, Pireyre tisse dans Chimère (Éditions de l’Olivier, 2019) un récit où s’associent le peuple Rom, le maïs transgénique, les hybrides homme-animal, l’Union européenne et les conventions citoyennes.
Est-ce que pendant l’écriture de Chimère vous aviez conscience de vous inscrire dans une perspective écologique au sens large et qui implique une curiosité pour le monde dont l’horizon dépasse le strict intérêt des humains ? Était-ce un choix délibéré dès le départ d’écrire un roman « écologique » ?
Emmanuelle Pireyre : Oui bien sûr, partir des OGM pour m’intéresser aux chimères fabriquées en laboratoire découlait d’une préoccupation écologique qui m’habite depuis plusieurs années, préoccupation multiforme indissociable du rapport à la science et au droit. Je suis partie, pour l’écriture de Chimère, des manipulations génétiques, des brevets sur le vivant et de l’inquiétant accaparement d’usages ancestraux des plantes par des firmes pharmaceutiques. Si bien que j’avais donné comme titre de travail à ce chantier d’écriture La vie (reprenant le titre Une vie de Maupassant dans une version nettement plus biologique !), mon inquiétude étant que la vie, celle des plantes, de nos propres cellules ou de nouveaux êtres fabriqués en laboratoire, puisse être détenue par des entreprises privées. Plus avancent, au fil des évolutions techniques, les manipulations sur le vivant, plus nous nous dépossédons de nous-mêmes et de nos conditions de survie. Plus se manifestent aussi devant nous d’insurmontables difficultés face à ce que nous devrons faire des monstres par là engendrés. Déjà, pour commencer, nous propose Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes : « Présentez vos monstres ». Voici le mien, il se prénomme Alistair.
L’écologie apparaît aujourd’hui comme un nouvel universalisme : pour la nouvelle génération c’est un idéal –ou une utopie– qui permet une mobilisation importante. Estimez-vous que l’engagement, tenu en suspicion depuis la faillite des grandes idéologies du XXe siècle, pourrait grâce à l’écologie retrouver aujourd’hui une certaine légitimité ? Dans quelle mesure et par quels moyens?
E. P. : J’espère oui, et je me réjouis beaucoup des changements auxquels nous assistons avec la jeune génération. Que les enfants puissent de manière absolument raisonnable porter plainte contre de grands pays beaucoup plus déraisonnables qu’eux est un renversement de situation majeur, en plus d’être émouvant, époustouflant, et doté de mon point de vue d’un comique plaisant, si la situation n’était pas aussi grave.
Nous entendons ici et là parler d’étudiants de grandes écoles d’ingénieurs ou d’agriculture qui refusent désormais de fermer les yeux sur le cycle de vie des objets, et prennent acte des conséquences géopolitiques et écologiques générées par l’extraction, le transport, l’usage et le recyclage des objets ; qui veulent stopper les machines et revenir à l’outil ; qui boycottent les cours de tracteur et pesticides et réclament à leurs enseignants des cours de traction animale.
Bien sûr, cela demande un effort critique intense d’aller contre les fausses solutions subordonnées à divers intérêts, et de s’apercevoir par exemple qu’un pot d’échappement catalytique, certes moins polluant dans son usage, l’est bien plus dans sa fabrication et son recyclage, ou que le numérique, présenté comme une dématérialisation soi-disant écologique, est tout le contraire. Cela exige de repenser de fond en comble l’usage des sciences et techniques dans la société, et par exemple de réimaginer, comme le propose Jacques Testart avec son idée de l’engagement et de la participation citoyens, la manière dont les priorités de la recherche scientifique devraient être définies. Quels sont nos besoins réels, quels sont ceux qui sont non-nécessaires ? Comment y répondre ? Ce sont des questions de modes de vie que nous ne pouvons confier à quelques experts spécialistes de tel ou tel point trop étroit.
La fiction peut-elle jouer un rôle dans le contexte actuel de crise environnementale ? Pourriez-vous préciser lequel ?
Le roman, dont le terrain d’action est l’imaginaire, dispose-t-il d’atouts spécifiques pour faire résonner les enjeux écologiques ?
E. P.: Travaillant par la perception plus que par la démonstration, la fiction peut créer des projections sur l’avenir d’un monde en butte aux catastrophes écologiques, avec une force d’incarnation passant par des scènes concrètes propres à effrayer. À l’inverse, elle peut aussi inventer et incarner des scénarios souhaitables. La crise écologique a pour effet sur la fiction qui s’y intéresse de la lier au futur, à l’anticipation, à la science-fiction, bien plus qu’elle n’en a eu l’habitude par le passé. Je ne pense pas qu’elle puisse ni doive remplacer le militantisme, mais elle l’accompagne de toute une ménagerie de personnages et situations, ménagerie bruyante et pas toujours contrôlable. C’est par là une refonte de nos imaginaires qu’elle concourt à mettre en place.
Ce qui pour moi est l’atout principal du roman dans ce domaine est de tisser ensemble, plus qu’un discours démonstratif, une complexité de points de vue sociaux et individuels, le plan large et le gros plan, ce qui découle de la raison et ce qui tient des sentiments ou des sensations. En effet, nous ne sommes pas faits d’un seul bois, et il suffit de quelques après-midis d’introspection pour percevoir à quel point nos psychologies sont retorses, contradictoires, à quel point un détail ressenti peut nous influencer plus sûrement qu’une longue démonstration, et à quel point aussi il nous est loisible d’être parfaitement immoraux. Nous savons que l’argent par exemple, ou encore l’amour ou le besoin de sécurité peuvent engendrer chez les uns et les autres des comportements irrationnels. Cette complexité de notre âme, tour à tour belle, tragique ou comique, et l’énergie constructive ou destructrice qui s’en dégage, sont des dimensions dont il faut bien tenir compte dans les enjeux liés à l’état de la nature. C’est elle que le roman a la capacité de présenter dans ses multiples et parfois sournoises dimensions. Il ne suffit pas que la bonne voie soit définie pour qu’elle soit appliquée, c’est le moins qu’on puisse dire.
En tant qu’écrivain, vous faites d’abord une oeuvre de littérature : existe-t-il une difficulté à tenir en équilibre les exigences du style et un positionnement envers l’environnement?
Dans quelle mesure est-ce que la « matière de l’écologie », toujours au sens large, vous a incité à repenser la forme traditionnelle du roman ?
E. P.: Le style littéraire ne s’oppose pas pour moi à la question de l’environnement ; les deux préoccupations vont de pair. Le langage est un bien commun, et le style, travail de la langue littéraire, est une écologie de la langue qu’il nous faut soigner par une attention tout aussi cruciale que l’est l’écologie dans le domaine de la nature.
De même qu’on s’est éloigné de la nature par des strates de technique qui nous en mettent à distance, de même l’usage de la langue dans les champs médiatique, économique, communicationnel, provoque-t-il une mise à distance de notre expérience. Par exemple, les mots Confiance, Développement ou Pédagogie sont des mots à tels points galvaudés par la langue de la communication qu’ils sont aussitôt entachés de soupçon. La littérature, et justement le style en littérature, contribuent à reprendre de la liberté pour dire les choses de manière non téléguidée, à remettre de la vie dans le langage.
Quant à la forme littéraire que j’ai travaillée pour Chimère, elle découle du fait que l’écologie nous incite à aller voir derrière le décor de nos existences, et à tout re-questionner, les produits qui nous entourent, les énergies qui nous parviennent, les logiques de croissance. Dans le roman, les imaginaires convoqués sont comme une série de petits moteurs tentant chacun de tirer dans son sens pour faire avancer le récit.
Y a-t-il, en matière de vision sur la nature, des auteurs ou des livres qui vous ont spécialement marqués ? Quel rôle ont-ils tenu dans votre parcours et dans votre écriture ?
E. P.: J’ai été marquée par des livres qui parlent du rapport à la nature sans faire abstraction de notre rapport à la société, en tenant la tension entre les deux. La pêche à la truite en Amérique (1967) de l’auteur américain Richard Brautigan en est un bon exemple : le rapport d’immersion dans la nature est intense ; néanmoins Brautigan y mêle un réseau métaphorique lié aux machines, au monde contemporain, faisant surgir une incongruité typique de nos vies parmi les objets.
Dans un registre différent, certains ouvrages proposent un rapport à la nature qui m’apparait comme un modèle. J’adore ce premier paragraphe d’une petite prose de l’auteur chinois Lu Xun dans son recueil La mauvaise herbe (1927) : « Par-dessus le mur de mon jardin, on peut apercevoir deux arbres. Le premier est un jujubier. Le second est un jujubier également. » Alors que Lu Xun pourrait saisir les deux arbres comme un ensemble et les caractériser en seule formule comme des jujubiers, il prend la précaution de les considérer l’un après l’autre, pour dire ce qu’est le premier et ce qu’est le second. Ces phrases toutes simples m’émerveillent dans la qualité de soin et d’attention qu’elles proposent d’apporter aux éléments du monde, en les prenant chacun pour eux-mêmes, et non dans un traitement par lot, qui, poussé à l’extrême, est plutôt l’apanage de l’informatique.
Récemment j’ai retrouvé un semblable bouleversement des valeurs dans la bande dessinée d’Alessandro Pignocchi Petit traité d’écologie sauvage (2017), où il applique à notre société occidentale des représentations et habitus amérindiens. Ainsi Angela Merkel souhaite-t-elle échanger un esturgeon qu’elle a pêché contre un stère de bois, et Vladimir Poutine, voulant prôner les alliances avec les non-humains, montre-t-il l’exemple en épousant une papaye.
Emmanuelle Pireyre
Le roman est amorcé par une commande : celle d’un article pour Libération que votre protagoniste choisit de consacrer aux O.G.M., un sujet qui a longtemps cristallisé les préoccupations écologiques. Même si, dans votre roman, vous regardez donc du côté des menaces qui pèsent sur la nature, vous optez pour un style souriant, très éloigné du ton la dénonciation qu’adopte volontiers le discours écologique dans les médias et même en littérature. Comment l’adéquation s’est-elle faite entre le sujet –inquiétant – et la forme –décalée ? Le choix d’un registre « ludique » s’explique-t-il par un souci de ne pas trop moraliser ?
E. P. : Je me saisis en littérature de thèmes qui dans la vie courante me paraissent à la fois cruciaux et pourtant impossibles à appréhender clairement, car trop complexes ou désespérants, et surtout saturés de discours normatifs que je trouve blessants car ils nous empêchent de penser les choses librement. Ces thèmes qui m’affligent, je m’attache à les regarder en face, en tentant de les libérer des imaginaires qui leur sont accolés. D’où une manière inhabituelle de les présenter qui, je pense, produit le comique.
La réalité dans laquelle nous vivons est d’une folle complexité. Si bien qu’on a tendance à envisager les phénomènes selon un angle plutôt étroit. Les chimères homme-animal fabriquées en laboratoires dans quelques pays sont envisagées du point de vue médical surtout, et au mieux du point de vue de l’éthique médicale. La fiction me permet de confronter cette logique scientifique, avec la logique et les valeurs totalement différentes d’une femme, assez classique, vivant dans les Yvelines, appréciant la culture et les films philosophiques d’Eric Rohmer. En reprenant les logiques à l’œuvre, s’ignorant largement d’habitude, pour les pousser plus loin que dans la réalité, je les fais se croiser, ce qui provoque des accidents. Et la chimère Alistair se retrouve éduquée par cette femme de bonne volonté, selon des principes Montessori ; ou vient apporter un vent nouveau au Parlement européen de Strasbourg où les députés s’ennuient parait-il énormément.
Mon processus d’écriture est long, je malaxe les thèmes, cherchant à leur faire dire quelque chose que je ne connaissais pas encore. Je suis à l’affût de surprises. Ce n’est qu’à la fin de ce traitement que le ton devient souriant, quand le comique me soulage du poids que portent avec eux ces sujets.
Malgré un sujet où le savoir scientifique occupe un rôle important, vous choisissez de faire résonner aussi un héritage mythologique, celui des loups-garous entre autres. Pensez-vous que le contexte actuel de la crise écologique nous oblige à (re)penser la place de la science dans l’imaginaire et celle de l’imaginaire dans la science ?
E. P. : Oui absolument ! Nous ne pouvons pas nous contenter de penser la science dans une sphère et l’imaginaire dans une autre. La science, et sa déclinaison matérielle dans les techniques et technologies, est à tel point présente dans chaque parcelle de notre existence, dans chaque objet que nous utilisons, et jusque dans la manière de trouver l’amour, qu’on ne voit pas comment l’imaginaire pourrait en rester disjoint. En l’occurrence, un des déclencheurs de Chimère a été la lecture d’un article expliquant qu’un changement de loi au Royaume-Uni autorisait désormais les laboratoires à fabriquer des embryons de chimères homme-animal, ce qui m’avait fait frémir. Comme les enfants de mon entourage aimaient les histoires de loups-garous, j’ai trouvé frappant que nous nous situions au moment historique précis, pas tellement glorieux, où ces craintes ancestrales de l’humanité rassemblées dans les mythes de chimères s’incarnent parmi nous.
Le choix des chimères vous permet de jouer de manière originale avec le temps, qui pour le roman traditionnel est celui de l’homme. Avec votre homme-chien vous faites voir une temporalité différente. La problématique écologique, toujours au sens large, oblige-t-elle à l’invention créative ? Est-ce ce constat qui vous a poussé vers cette forme de réalisme magique, qui est un genre pourtant assez peu pratiqué en France ?
E. P. : Alistair est un personnage amusant à traiter d’un point de vue fictionnel, car il possède des caractéristiques relevant soit de l’humain soit du canin, ce qui permet à la narration d’avoir souvent, le concernant, une carte inattendue à sortir du jeu ! Du point de vue de la temporalité, sa croissance s’effectue à la vitesse propre aux espèces canines, en l’espace des neuf mois où se déroule le livre. Et voilà Brigitte, qui avait un petit chiot, et se retrouve très vite en compagnie d’un grand adolescent chez qui elle ressent des pulsions de désir auxquelles elle ne sait trop comment répondre.
Il ne s’agit pas tant selon moi de magie, que de logique ! Une logique poussée dans ses retranchements. Chaque petit moteur de fiction est réaliste et logique (par exemple la laideur d’Alistair découle logiquement de sa procédure de fabrication, l’affection que lui porte Brigitte découle logiquement de sa solitude de femme délaissée, etc.). C’est le tissage ensemble de tous ces petits moteurs logiques qui donne comme résultat un grand tableau qui semble habité de folie, une folie que je ne trouve pas si éloignée de celle dans laquelle baigne notre monde. Je vous laisse décider si on peut ranger cela sous la bannière du réalisme magique ! Peut-être en effet, si la magie répond à des normes de logique ou pseudo-logique sous-jacentes.
Aux appels à l’urgence, qui caractérisent le discours de l’écologie militante, vous opposez une réflexion sur le temps libre. À une époque ou d’autres écrivains retrouvent le sens de l’épique pour dire la vitesse de notre modernité technologique pourrait-on dire que vous préférez explorer les vertus de la lenteur ?
E. P. : Dans le livre, en parallèle des aventures de Brigitte avec sa chimère, une douzaine de citoyens sont tirés au sort dans chaque pays d’Europe et appelés à se prononcer sur des thèmes importants pour l’avenir : nanotechnologies, nucléaire, OGM, etc. Les Français, eux, ont tiré le sujet « Temps libre ». Après un moment de vexation d’avoir à étudier ce sujet subalterne, les citoyens français s’aperçoivent que c’est peut-être LE sujet d’avenir. J’ai lu plusieurs éloges de la paresse, écrits à la fin du dix-neuvième ou au début du vingtième siècle, qui résonnent fortement aujourd’hui où l’on réalise les conséquences de l’activité humaine. Une solution évidente serait de réduire drastiquement cette activité.
En inventoriant nos besoins vitaux, on s’aperçoit qu’on pourrait diminuer beaucoup nos consommations et nos activités polluantes, ce qui aurait maints avantages. Le philosophe Bertrand Russel propose par exemple dans son Eloge de l’oisiveté (1932) que chacun travaille quatre heures par jour pour subvenir aux besoins de base. Les autres heures de la journée, laissées libres, pourraient être utilisées de manière agréable et moins nocive, à lire, réfléchir, jouer de la musique.
Pour citer cet article:
Literature.green, Emmanuelle Pireyre, « Présentons nos monstres ! La sélection 2020 du Prix du Roman d’Écologie: entretien d’Emmanuelle Pireyre avec l’équipe Literature.green autour de Chimère » in Literature.green, février 2020, URL: https://www.literature.green/presentons-nos-monstres-entretien-avec-emmanuelle-pireyre/ , page consultée le [date].