Remonter le courant : l’écriture de la nature pour interroger le passé
Entretien de Miruna Craciunescu avec Éric Plamondon autour de Taqawan
Auteur du recueil de nouvelles Donnacona et de la trilogie 1984, Éric Plamondon a reçu le prix France-Québec de littérature en 2018 pour son roman Taqawan. En 2019, cette œuvre a également été sélectionnée pour le 2e prix du Roman d’Écologie, qui vise à saluer la qualité littéraire des romans francophones au sein desquels les préoccupations écologiques occupent une place importante. Avec une grande liberté d’écriture qui fait apparaître une multiplicité de voix, Taqawan revisite ce que le réalisateur Alanis Obomsawin a appelé « les événements de Restigouche » dans son documentaire éponyme, dont Plamondon a souligné le rôle déterminant dans l’élaboration de son manuscrit. L’un comme l’autre dénoncent la violence des interventions policières effectuées en 1981 par la Sûreté du Québec au sein de la communauté Mi’gmaq de Restigouche, en Gaspésie, suite à une injonction du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche qui interdisait aux Autochtones d’exercer cette dernière activité sur leur territoire sans l’obtention d’un permis.
Pour en savoir plus sur Éric Plamondon, on se reportera au site de l’auteur : https://ericplam.com
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Miruna Craciunescu : Dans Taqawan, la restriction de la pêche imposée par le Gouvernement provincial sur l’ensemble du territoire québécois a un impact déterminant sur la vie des personnages. Les rapports que nouent les Québécois et les Mi’gmaq avec les ressources naturelles n’occupent cependant pas uniquement un rôle thématique au sein de ce récit. D’un chapitre à l’autre, on assiste à des glissements fréquents de registres, et plusieurs aspects de l’écriture romanesque nous incitent à réfléchir à la multiplicité des facettes qui conditionnent notre vision du monde. Cette problématique a-t-elle imposé à la narration un rythme particulier?
Éric Plamondon : La figure du saumon dépasse vite son simple rapport à la pêche pour devenir un élément de savoir sur le monde. Il permet de convoquer des éléments historiques, scientifiques, économiques, sociologiques, environnementaux, etc. dans un désir de totalité des angles d’approche d’un même sujet. Il est le lieu de tous les possibles et déclenche dans la narration un jeu d’hybridation. Les chapitres qui traitent de ce sujet selon divers points de vue entrent en résonance avec le récit principal. Le saumon devient un symbole de la complexité du monde et, par-là, nous aide à entrer dans la complexité des autres événements de l’histoire. Mais c’est déjà ce que faisait Melville en 1851 avec la baleine dans Moby Dick. Mon saumon rouge, c’est un peu ma baleine blanche !
M.C. : Ce roman ne correspond pas à une catégorie générique aisément identifiable. Plusieurs éléments de l’intrigue convoquent l’imaginaire du roman policier, mais ils coexistent avec des passages où des considérations historiques, juridiques ou philosophiques prennent nettement le pas sur les événements criminels dans lesquels se retrouvent impliqués les personnages principaux. Certains passages vont jusqu’à introduire une rupture très nette avec la fabrique du récit. La recette de soupe aux huîtres proposée à la page 115 de l’édition du Quartanier produit à cet égard un effet mémorable. Quel est l’usage que vous avez souhaité faire de ces éléments en les intégrant à votre récit?
É. P. : L’écriture des fragments plus narratifs et ceux qui apparaissent comme davantage descriptifs et informatifs se construisent dans un constant mouvement de va-et-vient. Ils avancent ensemble. J’en ajoute et j’en supprime pendant tout le processus d’écriture. À la fin, je réalise un montage final où j’essaie de trouver le meilleur rythme entre chaque chapitre, l’équilibre idéal. C’est pour l’instant ma manière de travailler, que ce soit dans Taqawan ou dans mes autres romans.
M.C. : J’aurais envie de reprendre l’expression proposée par Marie-Louise Arsenault à l’émission Plus on est de fous, plus on lit! en le qualifiant à mon tour de « roman choral » pour souligner la complexité structurelle de l’ouvrage. La vision kaléidoscopique qu’il pose sur la crise du saumon de Restigouche est visible dès le premier chapitre, qui s’ouvre sur la descente policière du 11 juin 1981. Même si l’intervention brutale de la Sûreté du Québec au sein de la communauté Mi’gmaq fait manifestement l’objet d’une dénonciation, la perspective des policiers n’est pas tout à fait occultée. Cela introduit beaucoup de nuances à travers le récit. Était-il difficile de vous éloigner d’une pensée dualiste qui procède par dichotomies?
É. P. : Il me semble que c’est là tout l’art du roman, ne pas réduire la réalité à des rapports simplistes. Le texte est là pour s’emparer de la complexité du monde, non pas pour la réduire. Il est essentiel de faire ressortir un maximum de points de vue, chaque personnage étant porteur de son propre discours. Les fragments fonctionnent dans cet esprit de dévoilement et, je pense, m’aident à ne pas tomber dans le piège des rapports binaires.
M.C. : Il m’a semblé que cette volonté de rendre compte de la coexistence de réalités contradictoires était portée par un certain nombre de considérations éthiques. La multiplication des prises de parole et des situations d’énonciation provoque une sorte d’empathie diffuse : plus on avance dans la lecture, et plus on se sent appelé à s’identifier à autrui, à ressentir sa douleur. Les scènes d’agonie, par exemple, sont assez nombreuses, et il est frappant de constater qu’elles sont décrites avec la même attention, quelles que soient les victimes. Diriez-vous qu’il s’agisse d’un roman engagé?
É. P. : C’est une appréciation que je préfère laisser à chaque lecteur même s’il est vrai que mon propre point de vue transpire dans Taqawan. Il suffit souvent de simplement remonter le cours des choses pour voir apparaître de criantes injustices.
M.C. : Parmi les morts animales, j’ai été particulièrement sensible à la scène de l’orignal qui glisse la tête sans le savoir dans une sorte de lasso. L’événement est entièrement décrit du point de vue du jeune buck qui mourra faute d’avoir su adapter son comportement à une situation entièrement nouvelle. Je me demandais si ce passage pouvait avoir une portée métaphorique, puisqu’il résume assez bien le regard que pose Océane sur la situation des Mi’gmaq à la fin du récit, lorsqu’elle comprend que « le pouvoir des uns repose sur la résignation des autres » (p. 212).
É. P. : Cette comparaison est très juste. Elle me ramène ici à cette citation de La Boétie : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libre. »
Eric Plamondon
M. C. : Cette mise à mort du jeune buck est d’autant plus intéressante si on la met en relation avec celle de l’orignal blanc, dans la légende où un ancien soldat de la Nouvelle France est exécuté par les Mi’gmaq. Le coupable est précipité dans un lac gelé, nu, en portant sur sa tête le crâne de sa proie sacrée ; sa femme et sa fille sont contraintes d’assister au sacrifice, et l’épouse est jetée dans le trou à sa suite « sans plus de cérémonie » (p. 65). D’une époque à l’autre, le cycle de violence se répète pour des raisons arbitraires, liées à la couleur de la peau, du pelage.
É. P. : Tout est question de symboles. C’est notre chance et notre tragédie. Les histoires que l’on raconte acquièrent souvent plus de poids que la réalité qu’elles souhaitent décrire. Nous sommes prisonniers des représentations qui nous précèdent. On rejoue les mêmes erreurs tant qu’on n’a pas écrit la bonne histoire.
M. C. : « Personne n’est tout blanc » (p. 203), comme dit Taqawan. S’il s’agit d’un roman « choral », y a-t-il des voix qui vous ont semblé particulièrement difficile à faire entendre? Je pense ici particulièrement à Pierre Pesant, cet anthropologue libidineux, envers lequel le narrateur du roman adopte parfois une distance ironique (« Pesant est lourd », p. 98). J’ai trouvé cela intéressant que vous ayez attribué un discours aussi engagé dans la cause autochtone à un tel personnage, dont l’hypocrisie et la duplicité ne sont pleinement révélées qu’à la fin du récit.
É. P. : L’effet de surprise est important ici. Il ne faut pas trop en dire. Mais je pense qu’il y a souvent une grande distance entre ce qu’une personne peut dire et ce qu’elle peut faire. J’en profite pour transmettre mes plus plates excuses aux anthropologues pour avoir fait jouer ce rôle à l’un d’entre eux. J’ai le plus grand respect pour cette profession, de Claude Lévi-Strauss à Serge Bouchard.
M. C. : « Il faut se méfier des mots. Ils commencent par désigner et finissent par définir. » (p. 40) En lisant ce passage, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander comment vous en étiez venu à choisir le titre de votre roman. Le saumon représente bien entendu un enjeu important dans le conflit qui oppose la communauté de Restigouche aux forces de l’ordre, mais vous laissez entendre à plusieurs reprises qu’il ne s’agirait en réalité que d’un prétexte à travers lequel le gouvernement provincial de René Lévesque comptait exercer de la pression sur le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau en réclamant le droit de faire appliquer la loi québécoise sur l’ensemble de son territoire, y compris sur les réserves autochtones, qui relèvent pourtant de la juridiction fédérale.
É. P. : Taqawan est le nom que donnent les Mi’gmaqs au saumon lorsqu’il revient dans sa rivière natale pour se reproduire. C’est le retour aux sources. Québécois vivant en France depuis longtemps, j’ai dû remonter aux sources de mon histoire et de celle du Québec et du Canada pour essayer de saisir les vraies raisons des violences faites aux peuples premiers. L’ignorance est à la source de toutes les violences. Nous devons tous remonter le courant pour tenter de comprendre.
Pour citer cet article :
Miruna Craciunescu, Éric Plamondon, «Remonter le courant : l’écriture de la nature pour interroger le passé. Entretien de Miruna Craciunescu avec Éric Plamondon autour de Taqawan» in Literature.green, décembre 2019, URL: https://www.literature.green/remonter-le-courant-lecriture-de-la-nature-pour-interroger-le-passe/, page vue le [date].