LA LAURÉATE DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE 2021
De la viande anodine au récit épique
Entretien de Lucie Rico avec Hannah Cornelus autour du Chant du poulet sous vide
Lucie Rico a gagné le Prix du roman d’écologie 2021 pour son roman Le Chant du poulet sous vide. Ce prix récompense « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Emmanuelle Pagano, Serge Joncour et Vincent Villeminot ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui chacun à sa façon font résonner notre rapport à l’environnement.
Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/
Née en 1988 à Perpignan, Lucie Rico a travaillé dans l’édition et dans les nouveaux médias. Actuellement, elle vit à Paris où elle se consacre à l’écriture scénaristique et littéraire. Elle anime également des ateliers d’écriture à « Remanence des mots ». Lucie Rico a réalisé plusieurs documentaires et deux court-métrages, The Big Shake (2013), inspiré par The Big Shave de Scorsese, et Plein noir, co-réalisé avec Marine Louvet. Le Chant du poulet sous vide est son premier roman.
Hannah Cornelus : Le titre du livre, Le Chant du poulet sous vide, nous donne déjà beaucoup d’indices quant au roman : un sujet à l’apparence banale, abordé dans un récit à la dimension presque épique ou tragique. Vous semblez aimer les combinaisons inattendues …
Lucie Rico : Il se trouve que c’est à partir du titre et des contradictions qu’il porte que le livre s’est déployé.
Ce qui m’intéressait de prime abord était d’associer un chant à un poulet déjà mort. Je voulais tenter de faire penser le lien entre l’animal et la viande que l’on consomme. Et comme ce lien est masqué, caché par les entreprises de consommation, il a fallu pour moi déployer un récit épique, un récit de biais, comme un conte, pour se pencher sur cette question certes banale mais cruciale.
Le quotidien il me semble peut être épique, tout dépend de quelle manière on le vit, de la focalisation que l’on adopte. Il se trouve que Paule, le personnage principal, vit son échange avec les poulets de manière très sérieuse et pleine. Pour elle, leur rendre hommage est une aventure en soi, une manière d’être au monde.
H. C. : « Il serait tout à fait insignifiant de réaliser un livre avec des vies de poulets », se dit Paule à un certain moment. Mais, en quelque sorte, votre roman prolonge le projet d’écriture de votre protagoniste : vous rendez hommage aux poulets en incluant leurs biographies, vous vous intéressez à leurs « vies minuscules », vous montrez qu’ils sont dignes d’intérêt littéraire. Pourrait-on dans ce contexte parler d’un certain engagement, d’une volonté de sortir les animaux que nous consommons de l’anonymat ?
L. R. : Je voulais que les poulets soient des personnages à part entière du livre. Que les humains soient froids et peu décrits dans leur psychologie et que les poulets avec leurs vies minuscules attirent l’attention et la sympathie du lecteur. Je voulais vraiment travailler sur le fait de penser autrement la viande, amener à penser l’animal, dans toute sa singularité, qui devient viande.
Après, l’idée développée par le roman et par Paule est intenable sur le long terme : humaniser les poulets que nous mangeons relève aussi d’une gageure, et le postulat même est défaillant, quasiment cannibale. Donc plus qu’une volonté de sortir les animaux que nous consommons de l’anonymat, je voulais questionner le fait même que nous les consommions et les arrangements que nous faisons avec notre conscience.
H. C. : « Le poulet est le seul animal qui porte le même nom le même nom vivant et en viande », lit-on dans le roman. À part cette coïncidence, le choix d’attribuer aux poulets le rôle principal de votre histoire ne paraît pas évident : ils sont généralement considérés comme un peu stupides et peu « charismatiques ». De plus, ils ne sont pas proches de l’homme et ne provoquent pas facilement de l’empathie ou de la sympathie comme certains mammifères. Pourtant, vous montrez qu’ils sont parfaitement adaptés pour le rôle d’animal de compagnie, en raison de leur taille. Le choix du poulet s’est-il imposé depuis le début ?
L. R. : Il s’agissait pour moi de prendre comme sujet l’animal que l’on consomme de manière automatique, sans même y penser. Une viande anodine, la viande du dimanche, dont la chair blanche, presque dépourvue de sang, n’appelle pas les drames. Rejeter le côté impressionnant du bœuf et l’identification possible aux mammifères.
Et puis les poulets ne sont pas fidèles à leur réputation. Eux aussi ont une intelligence, un caractère. Ceux qui les côtoient le savent : chaque poulet a sa manière d’être. Ils ont donc un fort potentiel romanesque, à mon sens en tout cas, et je ne me suis pas lassée de les décrire !
H. C. : Plusieurs conceptions de la consommation carnée se côtoient dans le roman : d’abord, il y a celle des fermiers, exprimée dans l’épigraphe du livre : « Quand on aime les poulets, on aime tout d’eux. La gentillesse qu’on leur donne, ils nous la rendent en sortant du four ». Les citadins, par contre, ne vivent pas au contact quotidien des animaux et mangent de la viande commercialisée ; beaucoup d’entre eux préfèrent ne pas voir l’animal dans leurs assiettes, mais les poulets « à biographie » de Paule ont pourtant beaucoup de succès en ville. Puis il y a Paule, qui est tiraillée entre ces deux mondes : végétarienne depuis ses seize ans, elle éprouve toutefois une certaine volupté en tuant ses poulets, et elle leur rend hommage en écrivant. Votre roman aborde ainsi les paradoxes liés à la consommation de la viande et expose les ambiguïtés qui l’entourent, en évitant tout moralisme. Pourriez-vous commenter ?
L.R. : C’est pour moi le sujet même du livre. En dehors de notre consommation de viande, il s’agissait d’exposer nos dissonances. Comment nos valeurs, nos engagements, se heurtent à la réalité et ce que nous faisons dans les faits. Je crois que nous sommes tous dans ces contradictions… Qu’elles se situent dans la consommation de viande ou notre rapport global à l’écologie. Je voulais dans ce texte explorer ces contradictions de l’intérieur, avec un personnage qui en est émaillé et essaie de faire tout tenir ensemble. Il ne s’agit pas de la juger, de nous juger, mais de faire repenser ces liens et ces arrangements avec nos consciences pour les penser autrement. Je serais mal placée pour être dans un moralisme, étant donné que ces contradictions sont également les miennes.
C’est aussi dans cet écart que je trouve un matériau littéraire d’intérêt, une manière de creuser la langue.
H. C. : Vous vous intéressez également aux thèmes de la tradition et de l’héritage : c’est en exécutant la dernière volonté de sa mère décédée que l’idée des poulets biographiés vient à Paule. Si elle et ses poulets sont mal vus au village, ils ont beaucoup de succès en ville. Si Paule a en quelque sorte laissé la vie à la campagne derrière elle, l’on sent pourtant toujours la présence de la mère et de la tradition qu’elle incarne, symbolisée par son urne que Paule traîne partout. Est-ce quelque chose que vous avez ressenti vous-même, cette tension entre, d’une part, la campagne avec ses valeurs plus traditionnelles et d’autre part le monde urbain, plus « cosmopolite » mais parfois aussi aliénant ou déstabilisant ?
L. R. : Le tiraillement de Paule provient de ses identités multiples. Je voulais traiter de la conception écologique de laquelle nous héritons, et ce que nous décidons d’en faire dans le monde d’aujourd’hui. Ce tiraillement peut parfois être vertigineux ; et c’est ce que j’ai voulu exprimer par les deux parties du livre. Après, je ne crois pas totalement à la dichotomie ville / campagne dans la réalité. Elle est là dans le livre pour renforcer le conte, et parce que les poulets sont habituellement élevés à la campagne. Mais je pense que cette dichotomie héritage / conception actuelle pourrait être valide partout. Je viens moi-même d’une ville moyenne et vis à Paris, et déjà la culture n’est pas la même et je ressens cet écart. Je ne suis pas sûre que la campagne porte obligatoirement des valeurs plus traditionnelles et la ville des valeurs plus progressistes.
Lucie Rico
H. C. : Pour Paule, l’acte d’écrire les biographies des poulets tués est une façon de leur rendre hommage, de donner un sens à leur mort. Dans l’esprit du marketing capitaliste, Fernand transforme habilement cette authenticité en argument de vente : la biographie du poulet devient simplement une forme de « storytelling » qui rend le produit (sa viande) plus attrayant, un peu comme les images des cochons joyeux sur l’emballage des saucissons. Pourrait-on y lire une critique de la commercialisation moderne ?
L. R. : Tout à fait, du marketing, de la commercialisation, de la médiatisation, qui vont de pair. Comment l’authentique est devenu un moyen comme un autre de faire vendre et comment, si on n’est pas prudent, toute idée, même la plus sincère, peut vite être dévoyée, transformée et nous échapper. Là encore, il ne s’agit pas de faire une critique extérieure mais le but du marketing est de nous faire oublier ce que l’on mange vraiment en remplaçant la réalité par des insights, des slogans. C’est le cas des cochons joyeux, des lardons bien élevés, du coq qui chante, qui créent des images sympathiques pour les consommateurs. En soulignant l’écart entre ce qui est vendu et comment il est vendu, je voulais attirer le regard sur les contradictions et la manipulation du marketing, dans laquelle nous baignons tous.
H. C. : Y a-t-il d’autres auteurs ou d’autres romans qui vous ont inspirée pendant l’écriture de votre livre ?
L. R. : Pas vraiment, les inspirations les plus directes étaient des lectures de supermarché, des étiquettes et publicités, comme vous l’avez souligné les cochons joyeux, les lardons bien élevés, le coq qui chante…C’est dans ces étiquettes que j’ai puisé l’inspiration littéraire, si étrange que cela puisse paraître ! Par contre, plus indirectement, il y a forcément des lectures marquantes qui émaillent le texte. Certaines sont assumées, certains poulets ont ainsi des noms qui font écho à certaines de mes lectures.
H. C. : Si le roman contient plusieurs scènes ludiques (Paule regardant des films avec ses poulets, les emmenant pour une tour en voiture, …) la mort est également très présente, incarnée par l’urne de la mère. De plus, le roman suit le principe dramaturgique du fusil, comme il a été formulé par Tchekhov : si le fusil est montré au début de l’histoire, il faut que quelqu’un tire des coups de feu à la fin…
L. R. : Oui, la mort est à chaque page, mais elle n’est que très peu dramatisée jusqu’au dernier acte. Finalement elle est un peu le revers de ces moments comiques avec le poulet. Dans le roman, il y a plusieurs cycles de vie.
Les seuls objets d’importance sont des objets qui sont là au début du livre et échappent au principe de consommation : l’urne de la mère et le fusil familial. Des héritages auxquels il faut trouver une fonction. Et ce n’est qu’à la fin du livre que Paule découvre ce qu’elle veut en faire, et qu’en effet, les coups sont tirés. Finalement, le chemin du livre, c’est de s’approprier l’héritage, à sa manière.
H. C. : Votre roman aborde des enjeux importants de la société contemporaine, mais le ton du livre reste ludique, même s’il s’agit souvent d’un humour noir, qui n’est pourtant jamais gratuit. Était-ce pour vous important d’éviter de tomber dans le moralisme, de ne pas donner des réponses finales ? Pensez-vous que l’humour soit une voie non négligeable pour aborder des thématiques aussi sérieuses que notre rapport au monde animal ou au monde naturel en général?
L. R. : Très important, c’est le point de vue qui me correspond. Je n’ai pas de réponse à imposer, puisque je suis moi-même prise dans des questionnements et des incohérences. Et si l’on exacerbe les incohérences, l’humour naît.
Le point de vue moraliste, je m’en méfie, même s’il peut donner des livres intéressants, il a rarement un impact sur moi. J’ai l’impression de lire quelque chose qui ne me concerne pas. Il me semblait important que le lecteur puisse faire un chemin avec le livre qui ne se ferme pas et appelle à être prolongé.
Pour citer cet article:
Hannah Cornelus, Lucie Rico, « De la viande anodine au récit épique. La sélection 2021 du Prix du Roman d’Écologie: entretien de Lucie Rico avec Hannah Cornelus autour du Chant du poulet sous vide» in Literature.green, mars 2021, URL: https://www.literature.green/rico-chant-poulet-sous-vide/ , page consultée le [date].